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Les demoiselles de rochefort

de Jacques demy

Vers la mi-décembre 2017, pour fêter les 50 ans des célèbres Demoiselles de Jacques Demy, je suis allé à la projection du film à L'Arvor, cinéma Art et Essai de Rennes. Avec l'une de mes plus fidèles amies, nous nous sommes retrouvés et installés dans une salle étonnamment comble. Reste que les sièges ne sont pas confortables...mais bon. Le film était sous-titré pour les malentendants. Parfait, à chaque chanson, la salle chantait joyeusement.

Je vais donc m'essayer à la critique d'un de mes films favoris pour diverses raisons. Les actrices et acteurs ; la musique ; l'univers typiquement « Demyien » quoique profondément ancré dans une réalité sociale.

Jacques Demy est un conteur, cela ne fait aucun doute. Chacun de ses films conte une histoire, une romance, des situations qui semblent parfois ridicules. Tous ses films, les uns après les autres nous font plonger dans des univers qui leur sont propres (c'est le cas de tous bons cinéastes qui se respectent). Si certains de ses longs-métrages ont quelque peu mal vieillis, comme par exemple Les Parapluies de Cherbourg (1964), Les Demoiselles de Rochefort, elles demeurent jeunes pour l'éternité semble-t-il. C'est le premier constat auquel j'ai pensé en revoyant ce film pour la deuxième fois sur grand écran et pour la millième fois tout court ! Quelle jeunesse et quelle fougue presque 51 ans après sa sortie. Catherine Deneuve, dans le documentaire d'Agnès Varda Les Demoiselles ont eu 25 ans, affirme que ce film est intemporel. Elle n'a pas tort, même si l'histoire contée est quelque peu vieux jeux, désuète, teintée d'une mélancolie certaine comme on en fait plus. Mais c'est ce qui fait son charme je dois l'avouer.

Le film est un enchantement à chaque plan. Demy est maître en la matière, son univers est une ode à la rêverie. Le film démarre lentement, sur un pont, et monte crescendo en puissance. Un peu comme la scène d'ouverture de La La Land (Damian Chazelle, 2017), qui fait directement référence aux Demoiselles. Le cinéaste et Michel Legrand (son compositeur attitré) compose une partition à la fois douce, amère, enjouée et mélancolique. Le tout sublimé par des couleurs attrayantes (des costumes des jumelles jusqu'au moindre immeuble des rues de Rochefort). Demy a d'ailleurs fait repeindre le centre ville tout spécialement pour le film.

La place Colbert est le centre névralgique du film. Tout gravite autour de cette place : les forains annonciateurs de liberté pour les sœurs Garnier, l'appartement de celles-ci, le bar-restaurant d'Yvonne, leur mère. Et c'est à partir de cette place que les personnages partent pour d'autres directions plus éloignées (l'école du petit Boubou, le magasin de musique de Monsieur Dame notamment). En choisissant cette place, Demy y installe un paradoxe social évident : d'un côté la liberté d'une jeunesse certaine à l'aube de mai-68 représentée par les forains, les jumelles en quête d'une vie nouvelle à Paris ; et de l'autre l'enfermement représenté par Yvonne Garnier (Danielle Darrieux). Elle le dit elle-même dans le film « Je ne peux pas sortir, je suis coincée toute la journée dans cet aquarium ». Demy, génie tel qu'il est, crée cette prison de manière à ce qu'Yvonne voit la liberté. Elle est la figure même de la femme pour qui le mot liberté ne veut rien dire, elle qui passe sa vie au travail pour sans doute assurer les besoins matériels de ses enfants et d'elle-même et de son père. Elle ne sort que de son carcan quotidien qu'à la toute fin du film pour retrouver son amour et père de Boubou pour se retrouver...au milieu de la Place Colbert (mais à l'air libre et pas entre les quatre murs de son café).

Car derrière ces enchantements, Demy distille des messages et pose des questions intimement liées à cette époque-là...et à celles d'aujourd'hui, d’où l'intemporalité du film : les jumelles représentent ces jeunes femmes pour qui fuir l'ennuyeuse vie provinciale et monter à la Capitale et se faire un nom est devenu l'objectif numéro un. Si de nos jours un cinéaste le montrerait avec force, en son temps, Demy le fait avec un charme désuet disais-je, sublimé par des musiques et des chansons aucunement tristes.

L'univers typiquement « Demyien » est présent ici. Les couleurs, le conte, la chanson et son actrice favorite Catherine Deneuve. Il installe l'univers du conte dans une ville bien réelle, dans une représentation sociale bien réelle également, c'est en cela que le film est hautement intéressant car il joue sur le contraste vrai-faux constamment. Sommes-nous dans la vraie vie ? Avec de vrais personnages sous nos yeux ? Ou tout ceci n'est-il qu'un pur rêve ? Rêve éveillé peut-être. Honnêtement, je crois que Demy joue sur tout cela à la fois. Il place des personnes réelles avec des ambitions de l'ordre de l'onirisme dans des décors réels mais d'une beauté comme on en fait plus. Et c'est là qu'est toute la magie du film. Puis, il y a une liberté incroyable dans le fait que ces personnes vont au bout de leurs envies, même, au final, la mère des jumelles qui finit par faire fi des convenances. Au final, la moral du film pourrait bien être « vivez vos rêves ! ». Demy insiste sur le fait que tout est réalisable et que, comme tout conte digne de ce nom, tout finit bien. Pour l'anecdote, le cinéaste voulait une fin plus sombre, mais qui aurait sans nul doute mal collée avec l'aspect enjoué et enchanté de l'ensemble du film. Cette idée de rêve, de monde qu'on croirait irréel est à mettre en lien avec La La Land, tant des fois, dans le film de Chazelle, les décors et les situations nous semblent venues d'un autre temps. D'ailleurs, il est assez difficile de situer clairement l'époque. Plus difficilement que dans les Demoiselles je trouve.

La fin du film est propice à diverses questions, vis à vis de la narration même du film. C'est ce qu'on appelle une fin ouverte : Maxence est-il monté dans le camion où se trouve Delphine ? Lui qui a passé l'entièreté du film à rechercher son idéale féminin (la Delphine en question). C'est tout le contraire avec La La Land qui nous présente une fin claire et précise, et triste. Sans doute voulue par Chazelle pour contraster avec son idole Demy.

En tout cela, Les Demoiselles de Rochefort sont donc le chef d’œuvre absolu de Jacques Demy. Comme la synthèse de tous ses films. Il symbolise l'esprit d'une époque où jeunesse se fait, par tous les moyens, mais également une certaine idée de faire du cinéma. Le faire avec panache, ambition et un brin de rêveries.

Enfin, passons et terminons avec les acteurs du film. Aucune faute de casting ! Quelle idée merveilleuse que de proposer aux sœurs Deneuve et Dorléac d'incarner ces deux jumelles. Elles paraissent vraiment l'être dans le film. Elles sont aidées par une réelle ressemblance, elles qui ne sont nées qu'à quelques mois d'écart (Dorléac en mars 1942 et Deneuve en octobre 1943). La fin du film est tristement prémonitoire, les sœurs Garnier sont séparées, l'une restant à Rochefort, l'autre pas. Quelques mois après la sortie du film, en juin 1967, Françoise Dorléac décède à 25 ans des suites d'un accident de voiture. Ce film cèle alors une sublime collaboration et relation entre les deux sœurs. Elles sont en tout point merveilleuses l'une et l'autre dans le films, jouant de leurs charmes, leur beauté et leur humour aussi. Leur jeu est d'une séduisante fraîcheur qui donne au film tout son sens, leurs voix parlées sont cristallines tandis que les voix qui les doublent au chant sont plus affirmées comme pour montrer que le chant est l'aboutissement de leur personnalité. Leurs jeux se complètent mutuellement, tout comme leurs personnages incarnés.

Je m'attarde également sur Danielle Darrieux. Seule actrice à ne pas être doublée au chant, elle a 50 ans au moment du tournage et en paraît facilement 15 à 20 de moins tellement elle est d'une beauté époustouflante. Mais d'une beauté fragile sans doute, comme celle qui a fait la renommée de ces plus grands rôles dans les années 1950 chez Ophüls. Dans le film de Demy, Darrieux est lumineuse, mystérieuse et semble prendre tout à la légère. En réalité, Yvonne Garnier souffre de son enfermement, d'avoir délaissé, dix ans auparavant, son amour de toujours. Darrieux incarne le côté réel et profondément cruel des femmes vouées à leur travail, à leur famille, quitte à ce priver de liberté. Mais ce qui est intéressant, c'est qu'elle incarne ce côté-là avec une fantaisie jubilatoire, se faisant presque passer pour une écervelée (qu'elle n'est pas !). Tout son jeu est léger ainsi que son regard. Yvonne envie la liberté de ses jumelles.

Bien évidemment, les autres acteurs ne sont pas en reste, ils respirent tous une fraîcheur contagieuse à souhait, Michel Piccoli en tête jusqu'aux danseurs-figurants.

Les Demoiselles de Rochefort est donc un film choral à divers titres. Choral car chanté et enchanté donc, mais également choral par la diversité des acteurs, venus tous d'horizons différents et qui ont tous leur place dans l'univers onirique de Jacques Demy. Toutes ses personnes se croisent et se décroisent pour notre plus grand plaisir. Aucune solitude n'est admise, mais seulement une joie qui se partage du vivre ensemble.

Frédéric Le Compagnon

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