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PENTAGON PAPERS
DE STEVEN SPIELBERG

Le nouveau film du très prolifique Steven Spielberg aborde, pour la première fois, les coulisses de la vie d'une rédaction aux États-Unis dans les années soixante-dix à l'époque de Nixon et de la Guerre du Vietnam. Film généralement bien maîtrisé, comme la plupart de ceux de Spielberg, il réunit pour la première fois un duo inédit et qui fonctionne plutôt bien : Meryl Streep et Tom Hanks.

Bien plus qu'un simple portrait d'une rédaction prête à tout pour avoir le scoop du siècle, c'est avant tout une ode à la liberté de la presse qui fait écho à l'actuelle Amérique de Trump et aussi un beau film de femmes. 

Steven Spielberg n'écrit pas ses films. Il se contente de filmer les histoires qu'on lui apporte sur un plateau. D’où cette carrière prolifique. Deux films prévus en France rien qu'en 2018. Attardons-nous sur le premier, Pentagon Papers. Écrit notamment par Josh Singer à qui l'on dit le scénario de Spotlight (2015), déjà un film sur la vie de journalistes, le film démarre lentement, un peu trop à mon humble avis. En effet, il faut une longue attente avant d'être dans le vif du sujet, dans les coulisses de ce petit journal familial de province qui s'apprête à devenir l'un des plus influents : Le Washington Post. Singer pose les bases, certes cela nous permet de mieux comprendre le bien fondé de ce scandale d'état, mais il les pose un peu trop longuement. Spielberg aurait pu largement couper.

Puis nous entrons pleinement dans cette rédaction de ce journal dirigé par une femme, Katharine Graham, héritière depuis le suicide de son époux. Nous assistons à plusieurs scènes en parallèle : celles de la rédaction à laquelle les scoops échappent coups sur coups au profit du très glorieux New York Times ; et celles où la directrice de la publication tente de prouver aux hommes qu'elle a sa place en tant que PDG, mais également en essayant de convaincre les banquiers du bien fait de l'entrée de l'entreprise en bourse.

Nous verrons rarement Kay Graham au cœur de cette rédaction, qui pourtant fait tout le boulot. C'est assez symptomatique d'une situation hiérarchique toujours présente : la rédaction, celle qui trime dans l'ombre à un étage, et la patronne de presse qui tente de sauver son entreprise depuis son bureau cossu à l'étage au dessus. C'est l'autre mauvaise note du film, ne pas plus mélanger ce duo emblématique. Elle en haut, lui en bas et de les laisser dans un rapport purement professionnel (lui rédacteur en chef, elle directrice). Mais bon, il s'agit d'un film tiré d'une histoire réelle. Mais il est dommage de ne pas avoir bousculé cette réalité…

Autre fait notoire, le cinéaste veut rendre un hommage appuyé à la liberté de la presse. À la liberté tout court que prône le premier Amendement de la Constitution Américaine. Ici, naturellement, même si l'histoire a lieu au cœur des années 70, impossible de ne pas vouloir l'actualiser dans l'Amérique 2017-2018 de Donald Trump, président haïssant au plus haut point les journalistes. Spielberg s'autorise le droit, et il a raison, de dénoncer à travers ce film le fait que les journaux de presse écrite ont souvent été la cible d'administrations (gouvernements si vous préférez) malveillantes (pour rester correct).

Le film est donc bien réalisé, mené tambour battant avec une musique parfaite de John Williams. Elle donne un rythme, une couleur à la course effrénée aux scoops tant recherchés. Spielberg filme autant les angoisses d'une rédaction en général, mais également celles de ces personnages principaux, notamment Streep et Hanks. 

Meryl Streep et Tom Hanks, acteurs parmi les plus novateurs et créateurs d'Hollywood depuis des années, se retrouvent pour la première fois dans l'objectif de former ce duo affrontant un gouvernement américain prêt à en découdre. Et, je dois dire, que le duo fonctionne plutôt bien. Quelques réticences sur le jeu de Tom Hanks...qui fait du Tom Hanks. Dommage, car c'est un grand acteur. Il change sa voix ici ou là, s'autorise quelques mimiques, fait le beau gosse typique du rédac' chef qui se la pète, cela ne va pas plus loin. Passons.

Meryl Streep arrive à m'étonner encore. Contrairement à une Catherine Deneuve qui a du mal à se réinventer voire même à une Huppert qui fait du Huppert, Meryl Streep prend un risque. Et c'est tant mieux. Elle semble jouer sa vie à chaque nouveau rôle et c'est d'ailleurs le propre d'un acteur que de faire cela.

Ici, elle incarne une femme un peu idiote, sans connaissance du monde journalistique et de la finance et, surtout, sans aucune expérience pour diriger une telle entreprise. On la découvre stressée, balbutiante, à peine souriante, mais dotée d'une terrible assurance physique qui fait qu'elle en impose pour le dire un peu vulgairement. Spielberg fait mouche, surtout à l'heure actuelle, en filmant une femme au cœur des hommes qui tente de s'imposer et d'imposer ses idées pour un seul et même objectif : sauver le journal familial et le laisser dans le giron Graham. Ici on voit Streep/Kay Graham prendre de l'étoffe, passer par des moments de doute, parfois d'humour, prendre des décisions importantes pour son journal. Tout cela fera d'elle l'une des femmes les plus respectées des USA durant plusieurs années. Meryl Streep l'incarne de façon juste, sans en faire des tonnes, son jeu est dépourvu de toutes mimiques grotesques et prend tout son sens dans d'infimes expressions, dans des regards posés sur tel ou tel sentiment (satisfaction ou tristesse). Streep n'a jamais été meilleure que dans ces rôles de femmes fortes qui s'émancipent au fur et à mesure de l'histoire. Mais dans cette force, se cache toujours une part entière de douleur et de mélancolie. Une part qui fait de son jeu, un talent depuis plus de 40 ans maintenant.

 

Pour terminer, je vous conseille d'aller voir ce film pour plusieurs raisons. Spielberg évidemment, car c'est un grand réalisateur et Pentagon Papers ne déroge pas à la règle. Pour le duo Streep/Hanks, qui fait quelques belles étincelles. Enfin pour l'histoire en elle-même, captivante passée cette première partie un peu longue. 

Frédéric Le Compagnon

LA DOULEUR
d'emmanuel finkiel

Quel film ! Douloureux, âpre, dense et intense, vertigineux, voire parfois glaçant. Le cinéaste réussit un film sublime, dans lequel Mélanie Thierry y est époustouflante. Plus de deux heures d'images et de sensations dont on ne ressort pas indemne tant l'histoire nous hante plusieurs minutes une fois sorti au grand jour. L'atmosphère feutrée d'une salle de cinéma aidant grandement à être happé par cette douleur. 

1944, Marguerite Duras est dans l'attente de nouvelles de son époux, Robert Antelme, arrêté par les Allemands quelques jours plus tôt. Où est-il ? En France ? Dans les camps ? Est-il seulement encore en vie ? Dans combien de temps reviendra-t-il et dans quel état ?

Toutes ces questions sont retranscrites à l'écran. Je dois avouer que je n'ai pas lu ce livre de Duras. Mais je sais combien son écriture peut être âpre et dure. Comme un coup de fouet dans le dos. Combien elle peut faire mal. C'est le cas de cette adaptation cinématographique.

Le recueil a déjà été adapté, mais au théâtre avec la grande Dominique Blanc sous l'égide du regretté Patrice Chéreau.

Vous savez, je vais vous avouer quelque chose. Il y a un moment très émouvant dans une séance de cinéma, c'est quand les lumières se baissent doucement et que le film démarre. Généralement, les gens se taisent et le silence est roi. Lors de cette séance, ce fut le cas, et je n'ai plus entendu aucun bruit jusqu'au générique de fin. Nous avons été comme attrapés par l'histoire, par les images et par la voix et l'incarnation de Mélanie Thierry.

 

Le film démarre simplement, sur le visage en gros plan de l'actrice principale et sur quelques inserts de la caméra sur le ciel ou une croix d'église. Puis la voix de Mélanie Thierry qui énonce quelques lignes du texte originel. Puis le titre. Puis une musique angoissante, vertigineuse et douloureuse. Finkiel réussit un coup de maître, il filme l'actrice de près, on aperçoit jusqu'au dernier pore de sa peau, on s'immisce dans sa douleur, dans cette angoisse de l'attente. Détail important, au début du film, les autres protagonistes sont filmés de loin ou bien légèrement flous de manière à ne voir qu'elle : Marguerite. Voire même, par extension : sa douleur, notre douleur. Dès les premières minutes, Finkel instaure un climat nauséabond, tel celui supposé de cette époque (je dis supposé car étant né bien plus tard, je n'ai pas connu 39-45 et l'atmosphère de délation et de mal-être qu'il pouvait y avoir). Le cinéaste réussit un grand film sur la douleur qu'ont éprouvé des milliers de femmes à cette époque et sur le fait qu'elles ont tout essayé pour avoir ne serait-ce qu'une petite nouvelle de leur époux. Pour le cas de Marguerite, ce sera une relation pour le moins ambiguë avec Rabier, agent français de la Gestapo et principal responsable de l'arrestation d'Antelme. Finkiel filme donc Mélanie Thierry/Duras, de très près. Par ce procédé il veut nous mettre mal à l'aise nous spectateurs, nous mettre en danger. Nous sortir de notre confort cinématographique habituel (fauteuils confortables, salles chauffées, etc). Plusieurs fois, j'ai été mal, j'ai eu froid quand elle avait froid, j'ai souvent bougé dans tous les sens et j'ai senti une douleur profonde dans mon vente (je n'exagère rien). Cela vient sans doute du fait que je n'ai pas beaucoup de mal à « vivre un film » mais cela vient aussi de la réalisation. Par exemple, ces moments terriblement angoissant, où Finkiel filme des bâtiments en contre-plongée en bougeant la caméra de droite à gauche, de gauche à droite, avec en fond sonore la musique vertigineuse de Antoine-Basile Mercier et les mots et la voix grave et sinueuse de Duras/Thierry. Ce choix de mise en scène exigeant est terriblement efficace car il place le spectateur directement la peau de l'écrivain. 

Autre fait intéressant, notamment dans cette retranscription de cette période en particulier. Le parti pris de ne pas montrer Antelme une voix revenu des camps. On le décrit comme gravement malade, quasi déjà mort, squelettique. Quand il est ramené dans l'appartement à bouts de bras par ses camarades résistants, Finkiel nous le montre dans un cadre simple avec Mélanie Thierry de dos, focale faite sur elle, et le reste est flou, ainsi on est captivé par ce dos accablé d'une attente de plusieurs mois, accablé par cette douleur mêlée à un certain soulagement. On ne devine rien du corps qui est transporté sous nos yeux. Puis, quelques scènes plus tard, au final du film, en bord de mer, on ne voit que ces yeux, filmés en très gros plans. Encore ce plan d'elle cadrée de dos, lui avance vers la mer et ne devient qu'une forme de plus en plus squelettique. Comme s'il n'était jamais vraiment revenu des camps de la mort. Puis écran noir, générique de fin sur fond de bruit des vagues. Finkiel, en optant pour ce procédé simple de ne pas montrer Antelme si maigre est sans doute pour montrer qu'on ne voulait pas accepter que de telles atrocités se soient passées dans ces camps, pour ne pas admettre qu'une attente si douloureuse pendant de longs mois pouvaient mener à cela. 

L'autre point fort du film est sans conteste Mélanie Thierry. L'actrice, rare à mes yeux, y est époustouflante de vérité et de justesse. Elle est dans l'incarnation pure de l'écrivain, de cette femme en prise avec une douleur meurtrière qui la prend aux tripes. Avec ce rôle, l'actrice de 37 ans confirme son talent et prend ses galons de tragédiennes de cinéma. Elle est à la fois mélancolique, tendre, parfois un tantinet drôle, mais bien souvent torturée par cette attente et, surtout, par le fait de ne rien savoir quant au devenir de son époux. Son jeu est réduit à d'infinies expressions faciales, à des regards ou des gestes qui disent tout. Rien n'est surfait, tout est incarné. Elle joue Duras sans vraiment la jouer. Elle lui ressemble sans lui ressembler. C'est là tout son génie.

Une des scènes les plus marquantes et sans doute quand on lui annonce le retour de son époux, très affaibli par l'épreuve des camps, très maigre, à l'article de la mort. Elle dit alors « je ne veux pas le voir ». La douleur de l'attente se lit alors explicitement sur son visage : en disant ces mots, qu'elle répète, son visage se déforme sous les larmes et les cris. On dirait un visage animal. Cela me fait penser à la scène finale de La pianiste (Michaël Haneke, 2001) avec une Huppert au visage inhumain mais animal pur et dur. Ici, toute la douleur prend forme sur le visage de Thierry/Duras, toute cette attente inexprimée (ou alors avec quelques larmes) se fait jour dans une violence bouleversante. Quand elle dit « je ne veux pas le voir », en réalité c'est cette douleur accumulée qu'elle ne veut pas voir, son mari représente cette attente, ou du moins le résultat. C'est en cela que cette scène est cruciale, car tout ce qu'elle a accumulé comme désespoir, rage, incertitude et espoir durant des mois va enfin prendre vie sous ses yeux.

 

La Douleur est un film à voir. On ne rigole pas, mais on en ressort plein de questions et quelque peu secoué. Mais après tout, le cinéma sert à cela aussi ! Allez-y pour le film en lui même, surtout si vous aimez qu'il vous attrape sans vous lâcher ; pour la mise en scène de Finkiel, sublime, glaçante et efficace à la fois ; enfin, pour Mélanie Thierry, actrice géniale et talentueuse, qui prouve l'étendue de sa palette d'incarnation. Elle transcende le personnage Duras. Je vous dirais aussi d'y aller pour parfaire votre cinéphilie, surtout si ce n'est pas votre genre de films. 

Frédéric Le Compagnon

Les garçons sauvages
de bertrand mandico

Avertissement

Le film contient des séquences d’agressions sexuelles, de viol, de maltraitance et de mutilations génitales.

Il y a également des scènes de sexe explicites.

Dans cette critique je traite de ces différents moments, je déconseille donc fortement sa lecture aux personnes ne souhaitant pas y être exposées.

Forme et fond, les limites du genre

 

« Donc restez, ne partez pas avant la fin »

      Les quelques mots du réalisateur au début de la séance (j’ai assisté à l’avant-première rennaise) prennent un relief particulier après le visionnage du film. Invitation à la discussion et/ou cinéaste habitué à constater le départ précipité de certain-e-s spectateurs-rices au fur et à mesure des avants-premières ? À cela rien d’étonnant : le film est violent, malsain et la bande-annonce ne laisse pas présager quelque chose d’aussi dérangeant. En soi, que des images puissent susciter malaise et effroi n’est pas un problème pour moi si j’en suis informée au départ et qu’elles servent un propos politique intéressant et juste à mes yeux. Sauf qu’ici cela relève bien souvent de la gratuité et de l’absence de toute réflexion un temps soit peu poussée et construite sur le Genre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : une bande de jeunes garçons multipliant les actes criminels et cruels sont repris en main par un étrange personnage prénommé « Le capitaine ». Pris au piège sur son bateau, ils vont ainsi devenir des matelots corvéables à merci, subissant la violence implacable de leur « redresseur ». Au cours d’une escale sur une île qui paraît déserte, ils se rebellent contre le capitaine, mais finissent par se retrouver coincés. C’est à ce moment qu’ils constatent que leurs corps changent, que peu à peu leurs torses plats laissent place à des seins, que leurs voix deviennent moins rauques et que leur pénis tombent (littéralement). Ils sont en train de « devenir » femme, c’est en tout cas ce qui est martelé dans le film à plusieurs reprises, notamment par la personne responsable de cette « transformation ». C’est elle qui est l’origine de leur programme de redressement : il repose sur le fait de féminiser les garçons rebelles pour les rendre plus doux (c’est en ingérant des fruits trouvés sur l’île que le processus est amorcé). Aberrante théorie qui aurait été développée au XXe siècle selon le réalisateur : des garçons turbulents auraient reçu des hormones type œstrogène pour « s’adoucir »… (je n’ai pas encore trouvé de références à cette histoire).

« C’est un film transgenre »

      Voilà, l’intention est posée. C’est ainsi que Bertrand Mandico définit son film. La première explication qu’il nous donne est d’ordre formel : le film mélange différents genres cinématographiques, passant ainsi du film d’aventure à la Robinson Crusoé au conte fantastique, le tout saupoudré d’érotisme horrifique. Pour ma part, j’emploierais à la place le terme trans-générique. La deuxième explication donnée à l’utilisation du terme transgenre est liée au fait que ce sont des actrices cisgenre* qui jouent des rôles de garçons cisgenre et que les personnages des garçons « deviennent des femmes ». Je mets à nouveau des guillemets ici car ce n’est pas mon expression mais bien celle qui nous est martelée pendant deux heures… Nous sommes confronté-e-s ici au nœud du problème du film. Je vais essayer aussi bien que possible et de façon non exhaustive d’expliquer pourquoi.

      D’abord, le fait de « devenir femme » est vécu au départ par les garçons comme une punition. Une telle expérience est à mille lieues voire à l’exact opposé du vécu des personnes trans**. Ce long-métrage s’inscrit clairement dans la lignée des films qui donnent une représentation erronée et souvent insultante de ce que sont et/ou peuvent être les transidentités***.

Notons par ailleurs que les corps des garçons ne changent pas tous en même temps ainsi ceux qui commencent à voir leurs seins pousser sont vertement moqués et humiliés par les autres. Ajouter à cela que féminité rime ici avec « corps disponible » pour preuve la séquence du début avec le viol de la professeure ou encore le moment où l’un des garçons « devenu » femme est agressé sexuellement par un groupe de marins. Mais rime aussi avec vénalité puisque la personne responsable de leur « transformation », identifiée socialement comme femme, somme le capitaine de lui donner l’intégralité des bijoux et de l’argent extorqués aux familles des garçons… Bref rien de nouveau, on nous donne à voir le masculin comme brutal, le féminin comme objet. Et si comme le capitaine tu navigues entre deux genres et bien tu resteras en marge et à la merci de celleux qui dominent. Peut-être est-ce là la morale critique du film ? Clairement non, il s’agit avant tout d’un effet narratif qui servira de conclusion au film.

 

Pour continuer, la thématique du genre n’est abordée ici qu’au travers de la mise en scène de la corporalité, de la plasticité des personnages. En somme on comprend ceci : tu as des seins maintenant, ton pénis n’est plus, tu es donc une femme et tu dois te conduire comme telle (l’une des dernières répliques étant en substance : « mesdemoiselles ne soyez pas vulgaires »). Visiblement le réalisateur ignore tout de la construction sociale et culturelle des genres et fait preuve d’une transphobie crasse. Ce qui est d’autant plus intéressant c’est que lors de la discussion entre lui et la salle, une personne lui a demandé : « Mais alors pour vous être une femme c’est juste avoir des seins ? » Lui a répondu maladroitement que non, qu’au contraire il voulait que l’on sente qu’intrinsèquement les garçons n’avaient pas changé… Or on voit bien ici l’écart entre intention et effet produit, car ceci on ne le comprend pas du tout dans le film. Je pense surtout que cette réflexion lui a été faite à plusieurs reprises et qu’il a trouvé la pirouette de l’intention pour s’en sortir. Cela témoigne d’une vision superficielle et naïve du genre, pourtant, ce n’est pas la première fois que le réalisateur s’intéresse à ces questions...

Toutefois, on pourra me dire qu’ici ce qui est mis en avant c’est en quelque sorte aussi la « performance du genre » comme dirait l’autre... et oui rappelons le, les jeunes hommes sont joués par des actrices ! Mais ne vous méprenez-pas, ce qui sera jugé avant tout ce n’est pas leur jeu mais bien leurs corps, leurs visages, leurs coupes de cheveux. « Ha oui dis-donc c’est bien fait on dirait vraiment des mecs au début ! ». Tout repose sur le visuel et la mise en scène de leur « métamorphose ». Finalement le réalisateur ne fait que nourrir le voyeurisme collectif de « nous les cis » qui repose sur la fascination de la « transformation physique », le tout sous-couvert d’art et de pseudo subversion.

      D’ailleurs, pour continuer sur la dimension soi-disant subversive du film, on notera ce jeu particulièrement éculé qui consiste à nous interroger sur le processus d’identification aux personnages. Rappelons que les protagonistes principaux sont une bande de violeurs et de bourreaux : pourtant, au fur et à mesure du film, nous suivons leur point de vue et il devient difficile de ne pas laisser un lien se construire entre eux et nous les spectateurs-rices. C’est sur ce flou entre dégoût et empathie que repose la « subversion » et donc, traduction : en chacun-e d’entre nous il y a une part d’ombre, moi Bertrand Mandico je vous projette dans mon fantasme pour vous interroger sur vos démons, jouissons ensemble de l’effet cathartique de mon film et célébrons nos pulsions ! Non je ne jouirai pas, qu’importe tes décors « sensuels » à base de pénis et vagins végétaux, tes multiples références picturales, littéraires et cinématographiques, qu’importe tes représentations BDSM grossières (un jeune garçon tenu en laisse par exemple), ta scène onirique de tribadisme tout habillé qui contraste d’ailleurs avec les plans frontaux de bites, et même si le but de tout ça c’est de la pure provocation, c’est raté, car il n’y aucune réflexion politique ou critique derrière. Qu’est-ce donc alors que ce film qui souhaite aborder les enjeux du/des genre-s, si ce n’est une énième coquille vide qui se drape d’une photographie « originale » (noir et blanc qui alterne avec couleurs saturées, et filtres violets), et d’une musique digne des compils des Inrocks pour rendre le tout so cool ? Tout n’est que forme, qu’il s’agisse de mise en scène de la violence, du genre et des sexualités, parce qu’il est plus simple d’en rester au niveau esthétique que d’élever la réflexion à un niveau politique.

      Voilà on te donne ta pseudo-dose de subversion pendant deux heures, tu es bien repu-e d’images, t’es content-e t’as tenu le choc, mais t’es vidé-e, t’as vu un truc bizarre, un peu choquant donc là ça y est, tu vas dire « c’était génial », parce que face à une certaine apathie du cinéma hexagonal ce film te semblera différent. Mais ne t’y trompes pas : ce n’est pas le 120 journées de Sodome du cinéma français, c’est juste une bouse qui te colle à ton siège pour mieux t’empêcher d’aller défoncer les normes en dehors de la salle de cinéma.

Anne-Lise Desgranges

*cisgenre : Personne non trans, personne qui vit dans le genre qui lui a été assigné à la naissance. Source : http://outrans.org/ressources/lexique-outransien/.

**personne trans : Personne qui vit ou qui souhaite vivre dans un genre différent de celui qui lui a été assigné à la naissance. Cela englobe toute personne ayant fait ou souhaitant faire le choix d’une transition, qu’elle choisisse ou non d’avoir recours à des traitements médicaux et/ou des chirurgies dans cet objectif.

Source : http://outrans.org/ressources/lexique-outransien/.

***Pour poursuivre cette réflexion je vous invite à lire cet article : https://medium.com/@emilymaxima/making-movies-with-transgender-protagonists-is-not-on-its-own-progress-70ffe27c3086.

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